VOIX FÉMININES DE GRÈCE

Publié le par Mary B.

En France, l'enseignement de sa langue, ancienne ou moderne, est menacé, voilà peu les peuples d'Europe étaient suspendus à son oui ou à son non, ou plutôt à son ναι ou à son óχι. Albert Camus avait publié L'Eté en 1954, pour parler, dans ces huit nouvelles éblouissantes, de la Grèce dans ce qu'elle a d'éternel et d'immuable. Pourtant, c'est bien l'été 2015 qui sera grec, ou ne sera pas. Celui d'une Grèce vivante, contingente, et donc, moderne.

Cette chronique, la première depuis très longtemps, est pour elle et pour elles : la Grèce d'aujourd'hui et ses auteurs féminins, vivantes ou disparues, peu connues, peu lues et peu traduites. Pourquoi des auteurs féminins ? Parce que comme l'écrit Eugénia Fakinou, un des auteurs mentionné ci-après, « Les femmes vivent les grandes passions. Elles écrivent l'Histoire et portent sur leurs épaules le poids des instants décisifs. »

Quand le gouffre est devant et l'abîme derrière, peut-être faut-il les lire plus que jamais, pour tenir en équilibre.

Nuits difficiles, Δύσκολες Νύχτες, Melpo AXIOTI, 1938, Editions de la Différence. Traduit du grec par Mireille Brugeas. ISBN 978-2-7291-2103-7.

Ce roman autobiographique est publié en 1938 par une jeune bourgeoise en rupture avec sa famille et son éducation. Melpo Axioti s'encanaille au parti communiste en même temps qu'elle pulvérise, avec ce premier roman, tous les codes : sociaux, romanesques, linguistiques.

Le roman paraît dans la Grèce de Metaxas, l'équivalent d'un Franco ou d'un Salazar, qui a pris le pouvoir par la force le 4 août 1936, celui-là même qui crée des groupes de surveillance pour la jeunesse, dans l'hypothèse qu'elle se révolte avec l'espoir de vivre libre. Quatre parties le composent, de l'enfance à l'âge adulte de la narratrice. Il témoigne de la sclérose de la société de ce temps « Pour ma Maria à moi, son diplôme, ce sera le ménage, et l'amour de l'homme qui viendra un jour l'épouser pour qu'ils vivent heureux. », mais aussi de la lente émancipation qui s'opère chez l'héroïne « Tu crois indispensable que les femmes tombent amoureuses du premier qui les prend dans ses bras ? »

L'auteur mêle à la fois le dialecte de Mykonos, dont elle est originaire, la langue pure héritée du grec ancien, revendiquée par les nationalistes et les conservateurs et le démotique, la langue parlée par le peuple, pour dire toutes les contradictions et les antagonismes de l'époque. La force du roman repose sur les monologues intérieurs qui traduisent les interrogations existentielles d'une jeune femme dans un régime qui opprime toute pensée et tout sentiment personnel.

Pour son oeuvre et son action, Melpo Axioti est contrainte à l'exil, mais devient aussi un auteur important, dont les œuvres sont encore étudiées dans la Grèce contemporaine.

Mireille Brugeas, qui a traduit le livre en français, livre ici quelques réflexions sur son travail.

https://www.actualitte.com/article/tribunes/choisir-un-auteur-pour-le-traduire-n-est-pas-une-mince-affaire/58476

Trois étés, Ψάθινα καπέλα, Marguerite LIBERAKI, 1950, Gallimard. Traduit du grec par Jacqueline Peltier. ISBN 2-07-023947-0

« Cet été là, nous avions acheté de grands chapeaux de paille. Maria avec une garniture de cerises, Inphanta de myosotis bleus, et moi de coquelicots rouges comme du feu. Ainsi, lorsque nous nous étendions dans les blés, nous confondions avec le ciel et les fleurs des champs. »

Publié en 1950, Trois étés raconte le destin de trois sœurs, la belle Maria, Inphanta la farouche qui se refuse à tous les hommes et Katarina, la narratrice, sensible et intuitive. Il s'agit de la Grèce de l'après-guerre ; l'action de déroule dans une ferme, au milieu des lavandes et des oliviers, où chaque femme oscille entre liberté et soumission. Katarina suivra-t-elle le modèle de la grand-mère polonaise, qui s'est enfuie, scandaleuse, pour un autre homme, celui de sa mère, qui a osé divorcer parce que son mari était infidèle, de sa sœur Maria qui s'épanouit dans le mariage et la maternité, après avoir offert son corps sublime à un jeune berger, ou de sa tante Thérèse qui pense que le célibat conduit à la perfection ?

Chaque famille a ses secrets et Katarina en découvrira plusieurs : celui de sa grand-mère, de sa mère et de sa tante, tout en faisant l'apprentissage de l'amour avec David, l'astronome en partance pour l'Angleterre, bien moins idéal et complexe que ce que la jeune fille imagine.

Au lecteur de combler les non-dits, les silences, les faiblesses des personnages et leur apparente légèreté, car l'auteur fait de la subtilité des sentiments et de l'implicite des situations le voile délicat qu'il faut sans cesse déchirer pour atteindre la profondeur véritable de l' oeuvre. Dans ce récit, le thème du dessillement et de la perte se disent à travers une écriture sensuelle et moite comme trois étés à Kiphissia, dans la périphérie de la brûlante Athènes.

L'Or des fous, Η Αρχαία σκουρία, Maro DOUKA, 1979, Actes Sud. Traduit du grec par Paule Rossetto. ISBN 2-866869-997-9.

« Nous avions appris qu'il y avait des mouvements de tanks en direction de Polytechnique, pourtant nous croyions qu'il s'agissait d'une tentative d'intimidation terroriste. Les grenades lacrymogènes qu'ils nous avaient lancées étaient la preuve qu'ils avaient perdu leur sang-froid. […] Et, en général, il était de notre devoir, cette nuit-là, d'espérer. Ce soir, c'est la mort du fascisme et nous en étions persuadés. »

L'or des fous est une pierre semi-précieuse, une sorte de pyrite, dont le père de la narratrice, Myrsini, possède des mines. C'est aussi un leurre pour les chercheurs d'or, qui la confondent pour sa ressemblance avec le métal précieux, et leur fait perdre la raison. Ce roman écrit à la première personne est l'histoire d'une extraction : celle de l'héroïne de son milieu d'origine, hypocrite et bourgeois, au profit d'un militantisme contestataire de gauche, qui la fait se retrouver, en 1973, devant l'école Polytechnique d'Athènes et participer à la révolte étudiante, qui, doublée de la crise chypriote en 1974, fait tomber la dictature des colonels.

Il s'agit de l'itinéraire d'une jeune femme aguerrie, lucide, affranchie de tout et de tous, qui souffre, aime, désaime et trouve dans la lutte collective un moyen de transformer sa vie en destin.

La Septième Dépouille, Το έβδομο ρούχο, Eugénia FAKINOU, 1983 , Editions Climats. Traduit du grec par Marie-Claude Cayla. ISBN 2.907563.7

A Racines, un village perdu dans les montagnes, sept dépouilles ayant appartenu aux morts de la famille, vêtements ou objets personnels, sont nécessaires pour enterrer un disparu. La mère et la sœur de Yannis, qui va bientôt expirer, Hélène, les ont précieusement collectées. Au moment de les exposer, la septième manque et avec elle, toute la Grèce d'autrefois, celle des chants funèbres qui ressemblent aux thrènes de l'épopée, des feuilles des arbres qui murmurent l'avenir à l'oreille des femmes, et des rites de passage dans l'autre monde, effrayante terre noire. Trois voix de femmes se partagent le récit : la mère, Déméter, qui a perdu son mari adoré et sa fille Perséphone après l'invasion turque de 22, la fille, Hélène, qui a vu sa mère battue et violée par un beau-père ignoble et Roula, la petite fille qui vit à Athènes, se fout de cette famille qu'elle ne connaît presque pas, se remet d'un avortement, et ironise sans cesse sur le poids des traditions d'un autre âge. « Je suis à un doigt de craquer. Un vrai thriller. Les épouvantails avec les frusques appuyées au mur, avec chacun devant lui une assiettée de riz. A table l'assiette et le verre du mort. Epouvante garantie !... »

Ce livre témoigne de toutes les contradictions de la Grèce contemporaine, partagée entre un hellénisme antique, façonné par une culture ancestrale, et la modernité imposée par les évolutions historiques et sociales. La mère porte le nom d'une déesse primitive, la fille celui de l'héroïne de l'épopée et de la tragédie, la petite fille, celui de personne. Roula la Grecque, une identité à construire, entre rupture et continuité.

La fiancée d'Achille, Η αρραβωνιαστικιά του Αχιλλέα, Alki ZEI, 1987, La Découverte. Traduit du grec par Gisèle Jeanperin. ISBN 2-7071-1821-4

« Le Train de l'épouvante. Scènes-plan-prises de vues. » A Paris, Daphné, une réfugiée politique sous la dictature des colonels tourne un médiocre long-métrage avec plusieurs de ses compatriotes. Nous sommes en 1967. Les scènes du film ponctuent la narration, construite sur une suite de flashes-back, de la guerre civile grecque, qui a duré de 1946 à 1949, lorsque Daphné a épousé Achille, le héros, le colosse, le maquisard farouche au prénom de prince achéen, à la fin des années soixante, quand les troubles politiques et la mort du député G.Lambrakis, objet du film de Costa-Gavras Z , aboutissent au coup d'état militaire de la junte et à l'instauration d'un régime autoritaire qui traque tous les opposants. Alors que la Grèce sombre dans la terreur, la France, où Daphné s'est réfugiée avec sa fille, connaît les premiers élans de contestation de la jeunesse qui vont conduire à la révolte de mai 68. C'est à cet instant, lorsque le pays d'origine et le pays d'adoption basculent dans de grands bouleversements, que l'héroïne se souvient.

Mariée avec Achille qu'elle admire mais qu'elle ne connaît presque pas parce que la guerre civile les a séparés, elle le retrouve des années plus tard en Russie, à Tackent, au fond de la steppe, où la figure de l'être tant aimé se craquelle et où les illusions se perdent. « Il m'a acheté un gigantesque flacon d'eau de rose. J'en humecte une serviette et je me frotte tout le corps. Maintenant il faut que je me mette au lit et que je dorme, parfumée à l'eau de rose, avec un homme inconnu. Est-ce qu'il sent que je lui suis étrangère ? »

La guerre et la dictature seront pour la narratrice vecteur d' émancipation. De la fiancée d'Achille que l'on surnommait Hélèni, elle entreprend la reconquête de son identité pour redevenir celle qu'elle était vraiment, Daphné. L'amour d'un autre homme, qu'elle rencontre en Italie en ignorant si Achille vit encore et un voyage inoubliable à Assise l'aident dans ce processus de transformation et de maturation, aussi bien personnelle que politique, avec en arrière plan la découverte des horreurs perpétrées par le régime stalinien.

A travers ses nombreux personnages secondaires, notamment des opposants au régime membres de l'EAM, mouvement de résistance formé par le KKE, le parti communiste grec, qui rejoignent Achille et Daphné en Russie au fil du temps, le roman fait percevoir et connaître une des périodes les plus sombres de la Grèce contemporaine. « Ils nous apportent une Grèce vivante, ils l'apportent tout près de nous sans que nous puissions la toucher. Finie notre tranquillité. Finis les hivers où nous regardions, de la cuisine, tomber les flocons et où nous disions : « Là-bas les amandiers doivent être en fleur. » Maintenant des amis nous apportent des branches d'amandier en fleur et parlent, et racontent. Nous sommes suspendus à leurs lèvres et nous sentons que nous ne pouvons plus nous enraciner ici, où nous avons, depuis tant d'années, fait notre nid. »

Souhaitons qu'elle n'en connaisse plus d'autre.

Mary B.

NB: tous les livres cités sont disponibles sur les plateformes de e-commerce habituelles, mais la librairie DESMOS, dont le nom signifie en grec « le lien », à Paris, vous conseillera et vous aidera très gentiment pour vous procurer les ouvrages que vous souhaitez en traduction. Elle se situe 14 rue Vandamme dans le 14e arrondissement. Un morceau de Grèce au pied de la Tour Montparnasse !

http://www.desmos-grece.com/

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