Les âmes fortes, Jean GIONO, Folio
Je me savais trop forte à peu près en tout. Je m'essayais à de petites choses, comme je vous l'ai dit, et à beaucoup d'autres qui feraient trop long; car je répétais souvent le même tour de main pour être certaine de réussir à tout coup, même sans y penser. Raconter n'importe quoi d'inventé, par exemple, j'arrivais à le faire, l'œil clair et la bouche ferme. Mais ça n'est rien. Je m'expérimentais dans des choses bien plus difficiles. J'arrivais à me faire passer non seulement pour bête (ce qui n'est déjà pas mal) mais pour bête et bonne, ce qui est vraiment mieux.
Peu après la mort d'un vieil homme à Châtillon, Drôme provençale, plusieurs paysannes veillent le défunt et entament une conversation à bâtons rompus. À entendre et à s'imaginer ces rurales commères sans passion et sans destin exercer leurs basses critiques sur tel ou tel, le lecteur se demande qui sont ces âmes fortes, qui donnent leur titre au roman de Jean Giono publié en 1949.
De cet auteur l'image est celle d'une littérature scolaire et compassée, qui souffre de son classicisme, quand à la même période de nouvelles techniques sont mises en œuvre pour faire éclater les codes du roman réaliste.
Jean Giono dérobe cependant à la littérature du XIXe siècle ce qu'elle a fait de meilleur : l'observation au microscope d'un milieu social à la Zola, la description de la vilenie des petites gens à la Maupassant, le récit des états d'âme des bourgeoises à la Flaubert, la démonstration des ravages de l'ambition à la Balzac.
Comme dans toutes les bonnes sagas, un épisode peut se comprendre sans connaître ceux qui l'ont précédé, mais sans la mise en réseau, elles manquent toujours de sel. Il en va de même pour le roman Les âmes fortes, pétri de tout l'héritage dix-neuvièmiste.
L'œuvre surprend pourtant avec de belles audaces et de forts partis pris, dans le choix du personnage principal tout d'abord, une certaine Thérèse, âgée de quatre-vingt neuf ans, qui fut toute sa vie domestique (car en quoi la vie d'une bonne peut-elle faire l'objet d'un roman de plus de trois cents pages?) et dans la technique narrative, puisque le récit est d'abord pris en charge par Thérèse, qui narre rétrospectivement sa vie, puis par le Contre, une des commères, qui se confond peu à peu avec un narrateur omniscient, puis à nouveau par Thérèse et ainsi de suite alternativement.
Les deux narrateurs, "je" et "elle", content tour à tour le lent anéantissement de deux bourgeois, les Numance, par leur domestique Thérèse et son mari le forgeron Firmin.
Partout il est écrit sur ce roman que Jean Giono raconte le Mal. Certes. Mais il raconte surtout le triomphe du mal et ose faire gagner les mauvais à la fin, dans les ricanements de Thérèse, sans que jamais on ne puisse prendre pitié des gentils, trop insupportables pour être plaints. Ici les faibles savent reconnaître et exploiter les failles des forts : le désir de maternité pour madame Numance, l'amour du mari maladroit pour sa femme, fantasque et raffinée. Thérèse et Firmin les conduisent à la ruine, et les victimes, éprises de leurs bourreaux, consentent.
La voix de Thérèse, quand elle prend en charge le récit, fait frissonner : car si la bêtise, ou plutôt la bêtise feinte, l'envie et la méchanceté s'immiscent dans un esprit, il devient capable de tout, il devient une âme forte, à qui rien ni personne ne sauraient résister.
Mary B.
Informations sur le livre :
Titre : Les âmes fortes
Auteur : Jean Giono
Édition : Collection Folio numéro 249
ISBN : 978-2-07-036249-3
Prix : 7,70€